Une page se tourne dans le feuilleton qui a débuté il y a plus d’une décennie. Tatiana Dinulescu, dernière habitante des Damiers, ensemble composé de trois bâtiments (Infra, Anjou et Bretagne), propriété du bailleur social RATP Habitat (ex Logis Transports) vient d’être expulsée avec sa famille de son cinq pièces ce vendredi 16 juillet, tout comme son voisin Wolfgang Kirchhof. Native de Roumanie, Tatiana avait intégré son logement de l’Anjou la veille de Noël 1995. A cette époque le couple Dinulescu avait contracté auprès d’UAP (devenu par la suite AXA), alors propriétaire des trois immeubles, un bail de droit commun.
Très vite Tatiana a un rêve : acquérir son logement. Une ambition qui va devenir une illusion. En juin 2003 elle apprend avec stupeur qu’AXA a revendu pour une vingtaine de millions d’euros les trois immeubles des Damiers au bailleur social RATP Habitat (les deux autres Damiers Dauphiné et Champagne ne sont pas concernés par l’opération). C’est la douche froide pour elle et de nombreux autres habitants de l’ensemble. D’autant plus qu’elle contracte en décembre 2006 un nouveau bail PLI avec le bailleur social. Désormais, celui-ci ne lui permet plus de préempter son logement.
Deux ans plus tard, en 2008, elle et les 249 autres locataires des Damiers découvrent que leurs appartements sont menacés par le projet du promoteur Hermitage qui concourt pour le projet de la tour Signal. Si le projet en « H » dessiné par Jacques Ferrier perd le concours organisé par l’Epad (devenu par la suite Epadesa puis Paris La Défense), Emin Iskenderov, le jeune patron d’Hermitage ne lâche pas l’affaire. Il dégaine une nouvelle version de son projet en proposant d’ériger deux tours jumelles de 320 mètres complétées de petits bâtiments, le tout abritant des logements de luxe, des bureaux, un hôtel ainsi qu’un centre commercial et une résidence étudiante. L’ensemble immobilier dévoilé en mars 2009 au Mipim de Cannes est imaginé par l’architecte anglais Norman Foster à qui on doit le Viaduc de Millau. Le promoteur russe convient avec la filiale de la RATP de racheter les trois bâtiments pour une cinquantaine de millions d’euros une fois qu’ils seront tous vides. Avec cette coquette somme RATP Habitat s’engage à construire un millier de nouveaux logements.
Pendant ce temps RATP Habitat doit reloger les 250 familles des trois bâtiments. Une grande partie d’entre elles accepte les offres de relogement du bailleur et plie bagages. Vidés, les appartements sont un à un condamnés. En plus des cinquante millions d’euros pour l’acquisition, Hermitage s’engage à verser à l’ex-Logis Transport les loyers des logements devenus vacants. Et de son côté Hermitage s’attelle à déposer les nombreux permis de démolir et construire pour son projet.
Une décision en appel attendue d’ici à l’automne
Mais une partie d’irréductibles refuse toutes les propositions et dénonce les conditions dans lesquelles s’est fait la vente de leur logement une dizaine d’années plus tôt. Ils lancent un flot de procédures s’attaquant particulièrement à la validité des permis. Mais la justice les valide tous. Une première locataire est expulsée de son logement du bâtiment Infra en 2011. Puis à l’été 2018 ce sont neuf familles qui sont chassées de leur appartement du Bretagne après de longs mois de procédure. Les deux bâtiments sont désormais vides.
Ne restait plus que Tatiana Dinulescu et sa famille mais aussi Wolfgang Kirchhof, un autre locataire de l’Anjou, à refuser toutes les propositions de relogement du bailleur social qui a enclenché dès l’année dernière une procédure judiciaire d’expulsion. Demande qu’a accordée le Tribunal d’Instance de Courbevoie, en résiliant le bail des époux Dinulescu en janvier dernier puis celui de Wolfgang Kirchhof en avril. Si ce dernier n’avait pas fait appel de la décision, Tatiana Dinulescu n’a, elle, pas renoncé au combat en interjetant appel avec son avocate Maitre Armelle De Coulhac Mazerieux. Une audience qui s’est tenue à la Cour d’appel de Versailles ce 21 mai.
Mais sans attendre la décision mise en délibéré pour le 5 octobre, l’expulsion de la famille Dinulescu a été rendue effective ce vendredi 16 juillet. Une procédure à laquelle s’était préparée Tatiana Dinulescu. « Je m’y attendais à cette expulsion », indique-t-elle. Depuis un bon mois la famille avait préparé ses affaires. Dans son malheur, elle se réjouit cependant : « Je suis heureuse que mes enfants aient pu voir depuis le balcon les feux d’artifice du 14 juillet ». Mais si Tatiana Dinulescu admet avoir perdu une bataille, pour elle la guerre est loin d’être finie. « Ce n’est pas fini. J’ai la ferme conviction, plus que jamais que je récupérerai mon appartement », martèle Tatiana Dinulescu espérant que la Cour d’appel de Versailles aille dans son sens, même si cette dernière a confirmé dernièrement l’expulsion de sept des neuf familles expulsées en 2018, les autres n’ayant pas fait appel de la décision. Accusée à plusieurs reprises par Emin Iskenderov de faire du chantage pour obtenir de l’argent afin de quitter son logement, Tatiana Dinulescu réfute : « Je n’ai jamais demandé un centime à personne. Mon bût c’est d’acheter mon appartement. J’avais demandé cela le 17 novembre 1995 quand j’ai signé mon contrat de location. J’ai payé mes loyers tous les mois. Je n’ai pas de dettes», se défend- elle.
Ces derniers résistants fondaient leur ultime espoir sur une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) déposée par Maitre Armelle De Coulhac Mazerieux afin que le Conseil constitutionnel tranche sur la législation applicable au sujet de la validité du statut des baux HLM des anciens résidents. Mais cette demande a été rejetée par la Cour de cassation. Un coup dur pour l’avocate des anciens locataires qui dit réfléchir à de nouvelles actions judiciaires.
Wolfgang Kirchhof a lui aussi été écarté de son logement ce vendredi 16 juillet lors de la procédure d’expulsion. Désormais entièrement déserté, les entrées des trois immeubles sont scellées par des plaques d’acier afin d’éviter les squats. L’Infra et le Bretagne ont été curés et désamiantés. Une étape qui va donc bientôt débuter pour l’Anjou.
Le ciel semble donc s’éclaircir pour Emin Iskenderov. « RATP Habitat est toujours dans les termes de la promesse de vente avec Hermitage dont la date n’a pas encore été fixée et qui doit intervenir au plus tard le 30 juin 2022 », assure le bailleur. Mais outre l’acquisition de l’ensemble pour cinquante millions d’euros, l’homme d’affaires russe sera-t-il en mesure de financer son opération immobilière chiffrée à près de trois milliards d’euros ? En avril dernier, le promoteur dévoilait à Paris Match une partie de son financement. Le groupe immobilier qui s’est entouré de la banque française Natixis comme conseil financier, prévoit d’apporter 750 millions d’euros en fonds propres, 250 millions d’euros de fonds complémentaires, environ 1,1 milliard d’euros issus de la pré-commercialisation des appartements de luxe et un emprunt de 1,2 à 1,3 milliards d’euros. Pour la construction de l’ensemble immobilier, Hermitage prévoit de faire appel à Bouygues Construction. Emin Iskenderov peut aussi se targuer de s’être réconcilié cette année avec Paris La Défense (PLD) après s’être brouillé avec l’ancien président de l’établissement public, Patrick Devedjian, mort en mars 2020 et Marie-Célie Guillaume, l’ex-directrice de PLD.
« Une opération de relogement sans précédent » pour RATP Habitat
De son côté RATP Habitat dit se féliciter d’avoir mené en plus de dix ans, lors de la promesse de ventes des immeubles à Hermitage « une opération de relogement sans précédent » avec « des modalités avantageuses de libération amiable des appartements » ce qui a permis de « convaincre les locataires les plus exigeants et les plus réticents ». « Un comité de pilotage a été créé sous la responsabilité du préfet et un médiateur a été nommé. Ce processus de relogement a permis à 238 familles d’être relogées dans le parc social à Paris et dans les Hauts de Seine », rajoute le bailleur. Si douze familles ont été expulsés de leurs logements lors de cette procédure, RATP Habitat se défend : « Depuis le début, RATP Habitat a cherché à maintenir le dialogue afin de trouver un accord amiable, portant sur leur relogement dans un appartement adapté à leurs besoins et la prise en charge de leurs frais de déménagement ».
Contacté Emin Iskenderov n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais une chose est certaine : le souhait du promoteur de livrer ses deux tours de 320 mètres pour les Jeux Olympiques de 2024 est désormais impossible.