Ce devait être un moyen de transport révolutionnaire. L’Aérotrain, ce projet fou, imaginé par l’ingénieur français Jean Bertin à la fin des années 60, a bien failli s’imposer dans le pays comme mode de transport à très grande vitesse. Parmi les nombreux projets alors programmés, la ligne « La Défense – Cergy » aurait dû servir de test grandeur nature.
La genèse du projet de cette ligne commerciale reliant La Défense à Cergy-Pontoise (95) par Aérotrain débute officiellement le 25 mars 1971 lors d’un conseil ministériel qui décide du principe de sa réalisation, sans en donner le tracé, expliquant que celui-ci serait dévoilé dans les semaines à venir. Un peu plus tard, le 17 juin de la même année, un comité interministériel décide de retenir deux tracés : une ligne pour relier les aéroports de Roissy et Orly et une seconde, pour raccorder le jeune quartier d’affaires de La Défense à la ville nouvelle de Cergy. Le choix définitif sera tranché par le gouvernement. Alors que le premier tracé faisait déjà parler de lui depuis longtemps, le second avait fait l’objet quelques mois plus tôt, d’une étude à la demande de la ville de Cergy et de l’Epad, aménageur de La Défense, qui voyaient l’intérêt de relier rapidement deux pôles en devenir. Le 29 juillet 1971, à la surprise générale, le comité interministériel annonce officiellement qu’il a arrêté son choix « dans les moindres délais possibles » sur la création d’une liaison entre La Défense et Cergy.
Le projet ambitieux, chiffré à ses débuts à 317 millions de francs (plus de 48 millions d’euros) prévoit la construction une ligne d’une vingtaine de kilomètres pour mettre La Défense à une dizaine de minutes de Cergy à l’horizon 1976. Reste à savoir alors qui exploitera cette ligne : la Sncf, qui ne voit pas forcément d’un très bon œil cette technologie pouvant remettre en cause son projet de TGV ou la Ratp. Le choix technique, lui non plus, n’est pas clairement établi, même si la préférence se porte sur le mode « linéaire » avec un roulement par coussin d’air. Cette technique dite « Suburbain » utilise un moteur électrique « Merlin-Gerin » assurant une vitesse de croisière de 200 km/h, le tout sans bruit et sans pollution, contrairement à l’aérotrain classique propulsé par une hélice arrière.
La ligne ambitionne de transporter 12,8 millions de voyageurs par an dès 1985. Selon les hypothèses le coût d’un ticket simple est alors évalué entre 5 et 7 francs (0,76 /1,07 euros) et celui de la carte d’abonnement hebdomadaire entre 12 et 15 francs (1,83/ 2,29 euros). Les responsables du projet tablent ainsi sur un amortissement d’une quinzaine d’années pour le matériel et d’une trentaine d’années pour l’infrastructure.
Une ligne de 22,9 kilomètres de long évitant de couper la forêt de Saint-Germain-en-Laye
Pendant trois ans le projet fera l’objet de bon nombre d’études, d’une part par la société de l’Aérotrain (créée spécialement en 1965 pour développer et tester l’Aérotrain) et d’autre part par la société Bertin & Cie qui appartiennent toutes deux à l’ingénieur et homme d’affaires.
Dans un premier temps quatre tracés sont étudiés mais ils ont l’inconvénient, pour trois d’entre eux, de traverser la forêt de Saint-Germain-en-Laye, ce que refusent beaucoup de gens. Le choix se porte finalement sur un cinquième tracé de 22,9 kilomètres évitant au maximum la forêt et passant par Nanterre, Carrières-sur-Seine, Sartrouville et Maisons-Laffitte, sans aucun arrêt entre les deux extrémités de la ligne. L’objectif étant de réaliser une liaison la plus rapide possible, des arrêts intermédiaires auraient fait perdre son intérêt à l’Aérotrain.
Dans le détail, la ligne devrait partir de La Défense, là même où se trouve aujourd’hui la Grande Arche. La station enterrée, composée de trois voies et trois quais de 75 mètres de long, se situerait perpendiculairement à la gare de SNCF (Transilien) et serait accessible directement par la salle d’échange du RER. La gare viendrait s’imbriquer dans une zone déjà dense entre les deux branches du tunnel de la future A14 et au-dessus des voûtes du tunnel du RER A. Dans la salle d’échange prendraient place des guichets automatiques ou encore des contrôleurs de titres de transports. La ligne, à double voies en béton en forme de « T » renversé, sortirait alors d’un tunnel à Nanterre, pour rejoindre Cergy via plusieurs ouvrages d’arts comme des viaducs, notamment pour franchir la Seine par trois fois. Une bonne partie de la ligne se situerait au niveau du sol. A Cergy, la gare prendrait place parallèlement à la gare SNCF de Cergy-Préfecture. Là aussi, elle serait prévue en souterrain et dotée de quatre voies pour trois quais d’une longueur de 75 mètres également. Dans sa continuité, se trouveraient les ateliers et les garages pour stocker le matériel roulant.
Fin décembre 1971, le Syndicat des Transports Parisiens (Stif depuis décembre 2000) devient le maître d’ouvrage du projet de la ligne à construire. Le 12 décembre 1972, un décret de déclaration d’utilité publique est signé pour ce projet. En février 1973, après de nombreuses études et consultations d’experts, le ministre des transports Robert Galley impose la technologie du moteur linéaire. La même année, en avril, il donne son accord pour la création de la société Aéropar, exploitant de la future ligne dont le capital sera détenu à part égale par la SNCF et la RATP. Aéropar aura pour mission la construction la ligne puis son exploitation. Cette construction sera réalisée par des groupements d’entreprises. Pour l’infrastructure sont retenues la Société de l’Aérotrain, GTM, Jeunont-Schneider, Spie-Batignolles et la Société Générale de Techniques et d’Etudes, pour les véhicules, la Société de l’Aérotrain, Bertin & Cie, G.I.E Francorail – M.T.E, Jeunont-Schneider et la Société Générale de Techniques et d’Etudes.
Des rames circulant à 180 km/h pour relier Cergy à La Défense en une dizaine de minutes
Le matériel roulant sera donc équivalant ou proche du modèle S44 construit en 1969. Les responsables du projet prévoient un parc composé de dix-sept rames de deux éléments offrant 160 places (128 assises et 32 places debout) et pouvant atteindre les 180 km/h reliant ainsi La Défense à Cergy en dix minutes à peine. La répartition sera de treize rames en circulation en période de pointe, permettant une offre d’un train toutes les 100 secondes, de deux rames en réserve et de deux en révisions aux ateliers. Tandis que durant la période creuse seules deux ou trois rames circuleront. Lors de la fermeture les rames seront parquées dans les deux gares en plus du garage.
Alors que le projet compte de plus en plus de détracteurs, un premier coup dur arrive en octobre 1973. La société Le Moteur Linéaire (LML), en charge de la mise au point du moteur, fait faillite. Cependant le contrat est vite repris par Jeumont-Schneider. L’année suivante, le 8 février 1974, le Conseil des Ministres confirme le projet de la ligne Cergy-Défense et le 17 mai le protocole confiant à Aéropar la concession de la ligne est définitivement entériné par le Ministère des Finances, Henri Torre.
Mais coup de tonnerre, le 17 juillet 1974, le gouvernement fait machine arrière et revient sur sa décision en annonçant l’abandon du projet officiellement pour une raisons : le système de propulsion n’offrait pas toutes les garanties demandées et son délais de mise au point paraissait trop long pour le gouvernement qui craignait que le calendrier ne soit pas respecté. La création d’un prolongement du RER A est finalement préférée et la gare de Cergy-Préfecture est mise en service en 1979 sur la ligne de Saint-Lazare (ligne L) et en 1988 pour le RER A.
Car entre temps le gouvernement a changé, la France vient d’élire Valéry Giscard d’Estaing qui succède à Georges Pompidou en tant que Président de la République. Si ce dernier était un défenseur de cette technologie, Valéry Giscard d’Estaing ne la soutient pas.
Et il n’y a pas que lui, la mairie de Cergy, pourtant attiré au début par ce projet, s’alerte dans plusieurs courriers confidentiels et affiche sa préférence pour une liaison ferroviaire classique.
Dès décembre 1973 dans son rapport, La Cour des Comptes attire l’attention sur les conséquences financières de ce projet dont le coût a bondi à un peu plus de de 600 millions de francs TTC (91,469 millions d’euros) en 1973 (325 millions de francs HT pour l’infrastructure et 175 millions de francs HT pour les véhicules), contre 317 millions de francs (48,3 millions d’euros) à l’origine. Elle alerte également sur le retard que prend le programme qui ne serait alors achevé qu’à la fin 1978. Ce retard, en effet, pose problème car la ville champignon de Cergy commence à accueillir ses premiers nouveaux habitants alors qu’aucune liaison routière ou ferroviaire viable n’est prête.
Dans l’ombre, la SNCF qui prépare la ligne de TGV Paris-Lyon, semble aussi faire pression pour faire capoter le projet d’Aérotrain qui ambitionnait également cette liaison.
Dernier vestige de l’Aérotrain, une voie expérimentale au nord d’Orléans
Jean Bertin, qui croit plus que jamais à son concept et refuse de tomber dans le fatalisme, continue de le porter haut et fort, notamment à l’étranger et plus particulièrement aux Etats-Unis.
En octobre 1974, le secrétaire d’Etat aux Transports, confirme à Bertin la confiance qu’il a acquise dans les « performances et les qualités techniques de l’Aérotrain » et lui assure qu’il va entreprendre des études pour la création d’une nouvelle ligne à Marseille, un projet sur lequel la société Bertin & Cie avait commencé à travailler dès 1973 à la demande de la Délégation Interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale (DATAR). Le 2 juillet 1975, Michel Poniatowski, ministre des Transports exprime son souhait que la décision de création d’une liaison entre l’aéroport de Marseille-Provence et Marseille soit prise rapidement.
Malgré cet éventuel nouveau projet, le coup de grâce tombe en septembre 1975 quand Valéry Giscard d’Estaing annonce la construction de la ligne de TGV Paris-Lyon que Bertin rêvait encore de réaliser avec son Aérotrain. Le 23 septembre, attristé, il se retire « provisoirement » de ses sociétés. Peu de temps après, il perd connaissance avant d’être opéré rapidement d’une tumeur au cerveau. Le 21 décembre 1975, l’ingénieur, âgé de 58 ans, décédera après quelques jours de coma, sans avoir vu son rêve se concrétiser.
Plus de quarante ans plus tard, il ne reste plus grand-chose de son projet excepté la voie d’essai située près d’Orléans (45), dernier vestige d’un projet avant-gardiste, probablement trop en avance sur son temps. Sa société Bertin & Cie, elle, existe toujours, désormais sous le nom de « Bertin Technologie » (intégré au groupe CNIM depuis 2008) mais n’a plus aucun lien avec l’Aérotrain puisqu’elle s’est spécialisée dans la cybersécurité, le pharma ou encore les systèmes & instrumentations.